1.3.2. L’expérience de Stanley Miller

          Il faut attendre l’année 1952 pour qu’un jeune doctorant, Stanley Miller, qui effectuait ses recherches à l’Université de Chicago dans le laboratoire de Harold Urey – Prix Nobel de Chimie en 1934 –, se lance dans une aventure des plus périlleuses et au résultat imprévisible : tenter de reconstituer en laboratoire les conditions postulées par Oparine et Haldane pour la synthèse des premières molécules de la Vie. Il conçoit un montage où le réacteur est un système fermé, parfaitement stérile, dans lequel on peut faire le vide.

          Un petit ballon situé en bas du montage est rempli d'eau distillée et porté à 80°C afin de vaporiser cette eau. Il est connecté par l'intermédiaire de deux tubulures, une chauffée et l'autre refroidie, à un ballon supérieur, équipé de deux électrodes qui permettent d'établir une décharge électrique entre elles.
          Miller introduit dans le ballon supérieur un mélange de méthane (CH4), Hydrogène (H), ammoniac (NH3) qui s'ajoutent à la vapeur d'eau générée par le ballon inférieur.
          Il apparaît donc un mélange gazeux constitué de vapeur d’eau, de méthane, d’ammoniaque et d’Hydrogène : c’est une simulation de l’atmosphère primitive d’Oparine et de Haldane. Plus loin dans le réacteur, des étincelles sont produites entre les deux électrodes pour simuler les éclairs : c’est la source d’énergie ; selon la théorie d’Oparine et de Haldane, c’est à cet endroit devraient se former les molécules organiques. Le réfrigérant provoque ensuite la condensation de la vapeur d’eau, qui entraîne avec elle les molécules nouvellement formées : c’est la pluie ; le tout s’accumule à la base du montage : ce sont les océans primitifs.

          Après plusieurs jours (environ une semaine), Miller constate qu’un matériau sombre et peu engageant s’est déposé à la base de son montage. Il analyse alors le mélange gazeux et l’eau de son expérience. Y retrouve-t-il les éléments initialement introduits ? Non ! L’exaltation est à son comble, car les éléments chimiques ont réagis entre eux, se sont combinés et de nouvelles molécules sont apparues.
          L’analyse du dépôt montre que celui -ci contient de nombreux composés organiques, en particulier du formaldéhyde (HCHO) et de l’acide cyanhydrique (HCN), deux molécules qui jouent des rôles-clés dans la synthèse de molécules organiques plus complexes, ainsi qu’une petite quantité d’acides aminés, essentiellement de la glycine, le plus simple des acides aminés. Par cette expérience, génial bricolage de laboratoire, Stanley Miller démontre clairement que des molécules organiques avaient pu apparaître à partir d’éléments simples. Les résultats de Miller, publiés en 1953, furent reçus avec enthousiasme et confirmèrent l’avènement d’une nouvelle discipline scientifique : la chimie prébiotique, autrement dit la chimie des molécules qui précède l’apparition de la Vie, dont les bases viennent donc d’être jetées. De nombreux laboratoires se lancèrent dans l’aventure, améliorant sans cesse les conditions expérimentales et aboutissant à des résultats de plus en plus convaincants. Les briques du vivant auraient donc pu se former dans l’atmosphère primitive de la Terre, puis poursuivre leur maturation dans les mers et les lacs. Mais une pierre ne fait pas un édifice, et de nombreuses étapes du processus de l’apparition de la vie restent à découvrir.
          Revenons au sujet : en effet, l’expérience de Miller montre qu’il est possible d’obtenir du formaldéhyde et de l’acide cyanhydrique par combinaison de la vapeur d’eau avec des molécules de méthane. Par combinaison de cinq de ces molécules de formaldéhyde, on peut obtenir une molécule complexe appelée ribose – qui est un sucre à cinq atomes de Carbone, une des briques du vivant. C’est la combinaison du méthane et de l’ammoniaque qui a donné de l’acide cyanhydrique, et la combinaison de cinq molécules de cet acide peut produire de l’adénine, une des bases essentielles à la formation de l’ADN. La combinaison du formaldéhyde, de l’eau et de l’acide cyanhydrique permet d’obtenir des molécules très importantes pour la Vie, les acides aminés, essentiels à la synthèse des protéines et à la formation du glucose. Cependant, il faut bien constater que si prometteuses que soient ces étapes, on n’a pas « synthétisé la Vie » : on a seulement réussi à synthétiser les molécules essentielles à la construction de la Vie – ce que l’on pourrait appeler certaines briques de la Vie : mais un tas de briques ne fait pas encore une maison !

          L’importance de l’expérience de Miller et des expériences analogues qui ont suivi est d’avoir démontré que les molécules de base de la Vie peuvent être fabriquées de façon simple dans les milieux naturels. Mais il est important de réaliser qu’on n’a pas nécessairement démontré que ces synthèses se sont vraiment déroulées dans l’atmosphère primitive selon le scénario d’Oparine et Haldane.
          En fait, cette chimie prébiotique fondée sur la fabrication de molécules organiques à partir de ce qu’on croyait être l’atmosphère primitive se heurte à trois problèmes majeurs, qui se rapportent à la composition de l’atmosphère primitive, à la concentration des molécules dans l’océan primitif et aux interactions chimiques dans la soupe primitive.

          Pour faire le plus simple possible, Oparine et Haldane avaient postulé pour la composition de l’atmosphère primitive un mélange similaire à celui utilisé par Miller, produit à partir de composés venant du Soleil et du dégazage de la Terre. Dans la soupe primitive, il devait donc y avoir énormément d’espèces moléculaires différentes. Certaines peuvent soit catalyser, soit inhiber les réactions chimiques. On est encore loin actuellement de comprendre toutes ces interactions. Aujourd’hui, on considère que l’atmosphère s’est constituée par le seul dégazage du manteau de la Terre, durant les premières étapes de sa formation. Les éléments en question se seraient formés par photo-oxydation du fer ferreux qui forme H2, CH4, NH3, HCN et du fer ferrique. Ce fer ferrique insoluble se dépose pour donner les gisements de fer rubané les plus anciens (-3,8 milliards d'années). Les volcans actifs auraient été beaucoup plus nombreux qu’aujourd’hui. On a de bonnes raisons de croire que l’atmosphère primitive était composée principalement de vapeur d’eau, de dioxyde de carbone et d’Azote, avec des quantités minimes de méthane, d’ammoniaque et de dioxyde de soufre, mais sans Hydrogène ni Oxygène. En effet, l’Hydrogène, qui est un gaz léger, se serait rapidement évadé d’une petite planète relativement chaude telle que la Terre. L’ammoniac ne pourrait pas être présent car il serait trop facilement détruit par le rayonnement UltraViolet. Les spécialistes de la chimie prébiotique s’accordent aujourd’hui à dire que l’atmosphère primitive devait être riche en méthane, Azote et eau, ce qui ne correspond pas à l’idée que s’en faisaient Oparine, Haldane et Miller. Les chimistes s’accordent aussi sur le fait qu’une atmosphère riche en dioxyde de carbone serait défavorable à l’émergence de la Vie – ce qui pose un important problème : la présence de gaz carbonique est essentielle pour créer et maintenir un effet de serre suffisant sans lequel la température serait beaucoup plus basse, et il n’y aurait donc pas eu d’eau sous forme liquide sur la Terre. Pas de CO2, pas d’eau liquide ; mais l’eau liquide est essentielle à la chimie des molécules prébiotiques ! C’est un cercle vicieux… le débat reste ouvert.

          Malgré une théorie très prometteuse en 1953, l'expérience de Miller reste aujourd’hui un évènement historique et symbolique du départ de l'expérimentation en chimie prébiotique, mais n'est plus considérée comme une donnée applicable à l'origine de la vie sur Terre depuis l’apparition de ces nouvelles théories sur la composition de la « Soupe Primitive ». Or ces nouvelles théories ne donnent pour le moment aucune explication possible pour l’apparition de la vie sur la Terre.